Les différents maires de Mulhouse et leur influence sur la politique de la ville
La fabricantocratie protestante et libérale (1798-1870)
Après le rattachement de Mulhouse à la France en 1798, la ville a été dominée par ce que l’on appelait la “fabricantocratie” protestante et libérale1. Cette période a été caractérisée par la domination politique de grandes familles industrielles protestantes, notamment les Koechlin et les Dollfus, qui ont façonné la ville selon leurs convictions entrepreneuriales et philanthropiques.
Les maires industriels de référence
André Koechlin (1830-1831 et 1832-1843) représente parfaitement cette époque. Industriel de renom, il fut le fondateur de la future Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (SACM)2 et créa en 1835 la première cité ouvrière de Mulhouse2. En tant que maire, il œuvra également pour le développement des écoles, illustrant l’engagement paternaliste de cette bourgeoisie protestante envers la classe ouvrière.
Les familles Koechlin et Dollfus dominèrent la politique municipale : entre 1811 et 1887, six membres de la famille Koechlin se succédèrent au poste de maire3. Ces industriels appliquèrent leurs convictions protestantes à la gestion municipale, privilégiant l’innovation, la philanthropie et un libéralisme économique assumé.
L’influence du protestantisme sur la politique urbaine
Cette période fut marquée par une approche particulière de l’urbanisme et de la politique sociale. Les maires protestants développèrent une politique de la “libre entreprise” tout en assumant leurs responsabilités sociales envers les ouvriers4. Ils créèrent les premières institutions éducatives mixtes et développèrent un système de cités ouvrières inspiré du modèle britannique des cités-jardins5.
La période allemande : rupture et modernisation (1870-1918)
Karl Hack : le maire fonctionnaire
L’annexion de l’Alsace par l’Allemagne en 1870 marqua une rupture majeure dans l’histoire politique mulhousienne. Karl Hack (1887-1901) fut le premier maire à rompre avec la tradition de la fabricantocratie protestante6. Ce “Vieil Allemand” incarna une nouvelle approche de la gestion municipale, celle du maire fonctionnaire professionnel6.
Malgré l’hostilité de la population francophile, Karl Hack modernisa considérablement la ville. Il représentait une façon radicalement nouvelle de penser la gestion urbaine6, privilégiant la compétence technique à l’appartenance sociale ou confessionnelle.
Le triomphe politique des catholiques
Cette période vit également l’émergence politique des catholiques, jusque-là marginalisés malgré leur poids démographique. Des maires comme Auguste Klug (1908-1913) et Alfred Wolff (1913-1914) représentèrent le Parti catholique et centriste1, marquant la fin de l’hégémonie protestante sur la politique municipale.
L’enracinement socialiste : Auguste Wicky (1925-1940)
Le premier maire socialiste
Auguste Wicky représente une rupture majeure dans l’histoire politique mulhousienne. Premier maire socialiste de Mulhouse7, il incarna le passage d’un pouvoir bourgeois et patronal à une politique municipale centrée sur les classes populaires.
Syndicaliste de formation, Wicky développa ce que l’on peut appeler le “socialisme municipal” à Mulhouse8. Il lutta contre la crise du logement en faisant construire plusieurs cités d’Habitations à Bon Marché : les cités Brustlein, Wolf, Haut-Poirier et Drouot7. Ces réalisations s’inspiraient du modèle des cités-jardins britanniques et témoignaient d’une nouvelle conception de l’action municipale, privilégiant l’intervention publique dans le domaine social8.
Une politique sociale innovante
Wicky fut également président de l’Office Public d’Habitations à Bon Marché entre 1925 et 19397. Son action municipale se caractérisa par une approche systématique des problèmes sociaux et une volonté de démocratiser l’accès au logement décent pour les classes populaires.
L’époque contemporaine : modernisation et recomposition politique
Émile Muller : du socialisme au social-libéralisme (1956-1981)
Émile Muller incarna une nouvelle évolution de la politique mulhousienne. D’abord membre de la SFIO, il rompit avec le Parti socialiste en 1970 pour protester contre l’alliance avec le Parti communiste, fondant le Parti de la démocratie socialiste puis le Parti Social-démocrate (PSD)9.
Muller marqua la ville par d’importantes réalisations urbanistiques : construction du quartier Bel Air, de la place de l’Europe, du quartier des Coteaux, du stade nautique et de la tour de l’Europe7. L’hôpital principal de Mulhouse fut également construit sous son mandat et porte aujourd’hui son nom.
Jean-Marie Bockel : l’ère de la modernisation urbaine (1989-2010)
Jean-Marie Bockel fut probablement le maire qui transforma le plus profondément Mulhouse au tournant du XXIe siècle. Avocat de formation, il développa une politique de grands travaux qui reconfigura entièrement l’agglomération10.
Le tram-train : une innovation majeure
L’œuvre la plus emblématique de Bockel fut la création du premier tram-train de France7. Ce projet visionnaire permit non seulement d’améliorer les transports urbains mais servit de “levier à la politique de rénovation urbaine”11. Le tramway permit de restructurer l’espace public et de lancer d’autres grands projets comme celui de la Porte Jeune11.
L’intercommunalité
Bockel fut l’initiateur de Mulhouse Alsace Agglomération (M2A)7, dont il devint président. Cette création témoignait d’une vision moderne de l’aménagement du territoire, privilégiant l’approche métropolitaine aux logiques communales traditionnelles.
L’évolution politique récente
Jean Rottner (2010-2017) : continuité et innovation
Jean Rottner, médecin urgentiste devenu maire, s’inscrivit dans la continuité de l’action de Bockel tout en initiant de nouveaux chantiers : Mulhouse Grand Centre pour redynamiser le centre-ville, Mulhouse Diagonales pour redonner place à la nature en ville, et le développement du numérique7.
Michèle Lutz : première femme maire (depuis 2017)
Michèle Lutz est la première femme maire de Mulhouse12. Ancienne artisane coiffeuse, elle incarne une nouvelle génération de responsables politiques issus de la société civile. Sa majorité municipale est décrite comme “plurielle”, rassemblant des élus de diverses sensibilités politiques13.
L’évolution des enjeux politiques municipaux
Des préoccupations industrielles aux défis métropolitains
L’évolution des préoccupations des maires mulhousiens reflète les transformations de la ville. La fabricantocratie du XIXe siècle se préoccupait essentiellement de développement industriel et de gestion paternaliste de la main-d’œuvre ouvrière. Le socialisme municipal d’Auguste Wicky privilégiait les questions de logement social et de conditions de vie des classes populaires.
L’époque contemporaine a vu émerger de nouveaux enjeux : reconversion industrielle, aménagement métropolitain, transports urbains, et développement durable. Les maires récents ont dû gérer la désindustrialisation tout en développant de nouvelles activités tertiaires et technologiques.
Permanences et ruptures
Malgré ces évolutions, certaines constantes traversent l’histoire politique mulhousienne : l’innovation (des premières cités ouvrières au tram-train), l’ouverture internationale (relations avec la Suisse, l’Allemagne, l’Europe), et la volonté de modernisation urbaine.
La politique mulhousienne se caractérise également par sa capacité d’adaptation aux contextes nationaux et internationaux, comme en témoigne la diversité des affiliations politiques de ses maires au fil des époques : protestants libéraux, socialistes, centristes, gaullistes, puis aujourd’hui élus “divers droite”17.
L’histoire des maires de Mulhouse illustre ainsi les transformations profondes de la société française, de l’industrialisation du XIXe siècle aux défis métropolitains contemporains, en passant par les bouleversements des deux guerres mondiales et les recompositions politiques de la Ve République.
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L’influence des maires de Mulhouse sur le développement économique de la ville
Chaque maire de Mulhouse a marqué le développement économique de la ville selon sa vision politique et les enjeux de son époque. De la fabricantocratie protestante du XIXe siècle à la modernisation contemporaine, leurs actions ont façonné l’évolution économique mulhousienne.
La fabricantocratie protestante : l’innovation industrielle (1798-1870)
André Koechlin : pionnier de l’industrie mécanique
André Koechlin (1830-1831 et 1832-1843) fut l’architecte du développement industriel moderne de Mulhouse. En 1826, il fonde André Koechlin & Cie, future SACM (Société Alsacienne de Constructions Mécaniques), révolutionnant l’économie locale12.
L’innovation de Koechlin consistait à s’associer avec les ingénieurs anglais Sharp et Roberts pour acquérir les technologies d’avant-garde britanniques1. Cette stratégie permit à Mulhouse de disposer d’une usine de constructions mécaniques clé en main équipée des dernières innovations technologiques1. L’entreprise commença par fabriquer des machines à tisser mécaniques pour l’industrie textile locale, puis se diversifia vers les machines à vapeur, turbines et locomotives23.
Cette politique de transfert technologique eut un impact économique majeur : dès 1829, l’entreprise réalisait un chiffre d’affaires de 213 000 francs1. Plus largement, Koechlin initia ce qu’on peut appeler l’économie de l’innovation à Mulhouse, transformant la ville d’un centre textile en pôle de construction mécanique.
L’engagement social et économique des familles industrielles
Les familles Koechlin et Dollfus, qui dominèrent la politique municipale avec six maires Koechlin entre 1811 et 18874, développèrent une approche économique particulière. Ils combinaient libéralisme économique et responsabilité sociale patronale4.
Cette “fabricantocratie” créa les premières cités ouvrières dès 18354, développant une politique de philanthropie industrielle qui visait à fixer et moraliser la main-d’œuvre ouvrière5. Cette approche permit de stabiliser les ressources humaines nécessaires au développement industriel, créant un modèle économique intégré.
L’impact économique fut considérable : dès 1746, Samuel Koechlin et Jean-Henri Dollfus fondent la première manufacture d’indiennes67. En 1787, Mulhouse comptait déjà 19 imprimeurs avec 794 tables à imprimer8, faisant de la ville le “Manchester français”8.
La période allemande : modernisation administrative et économique (1870-1918)
Karl Hack : le maire technocrate
Karl Hack (1887-1901) représenta une rupture dans la gestion économique municipale. Ce “maire fonctionnaire” incarna une approche technique et professionnelle de l’administration urbaine9, rompant avec le paternalisme industriel des protestants.
Bien que les sources ne détaillent pas précisément ses réalisations économiques, Hack modernisa considérablement la ville selon les standards allemands de gestion urbaine9. Cette période vit l’émergence d’une approche systématique de l’aménagement urbain, avec la mise en place des premiers plans d’extension urbaine (Bebauungsplan)9.
L’évolution du pouvoir économique
La période allemande marqua aussi l’évolution de l’entreprise Koechlin : avec l’annexion de 1870, l’usine fut coupée du marché français2. André Koechlin dut s’associer avec les Ateliers de Graffenstaden pour créer la SACM en 1872210, illustrant l’adaptation nécessaire aux nouveaux contextes géopolitiques.
Auguste Wicky : le socialisme municipal et l’économie sociale (1925-1940)
Une politique économique axée sur l’emploi public
Auguste Wicky, premier maire socialiste, développa ce qu’on peut qualifier d’économie sociale municipale. Face à la crise économique des années 1930, il engagea une politique de grands travaux : voirie, adduction d’eau, modification du cours de la Doller, construction de logements sociaux11.
Cette approche keynésienne avant la lettre visait à lutter contre le chômage en créant de l’emploi public. Wicky fit construire les cités Brustlein, Wolf, Haut-Poirier et Drouot1211, générant des emplois dans le secteur du bâtiment tout en répondant à la crise du logement.
Innovation dans l’économie sociale
Wicky instaura également des mesures sociales novatrices : assurance mutuelle de la ville, assurance contre le chômage, salaires minima imposés aux entreprises bénéficiaires de marchés publics11. Ces mesures, bien que désapprouvées par la bourgeoisie patronale, témoignaient d’une vision économique privilégiant la redistribution et la protection sociale.
L’impact économique de ces politiques fut significatif : entre 1928 et 1936, les programmes de logements améliorèrent sensiblement les conditions de vie et créèrent un dynamisme économique local13.
Émile Muller : l’économie de l’aménagement urbain (1956-1981)
Le “maire bâtisseur” et la modernisation économique
Émile Muller incarna l’économie de l’aménagement urbain des Trente Glorieuses14. Ses réalisations furent considérables : construction du quartier Bel Air, de la place de l’Europe, du quartier des Coteaux, du stade nautique et de la tour de l’Europe14.
Ces grands travaux générèrent un effet multiplicateur économique important, créant de l’emploi dans le BTP et les services. La construction de l’hôpital principal (qui porte aujourd’hui son nom) et du centre universitaire en 1957 témoignaient d’une stratégie de diversification économique vers le tertiaire et l’enseignement supérieur14.
Infrastructure et développement économique
Muller participa également à l’arrivée du réseau autoroutier à Mulhouse14, infrastructure cruciale pour l’attractivité économique de la ville. Cette politique d’équipement visait à moderniser l’économie locale et à attirer de nouvelles activités.
Jean-Marie Bockel : l’économie de projet et l’innovation urbaine (1989-2010)
Le tram-train : levier de développement économique
L’œuvre économique majeure de Jean-Marie Bockel fut le tram-train, premier du genre en France151617. Ce projet de 150 millions d’euros ne fut pas seulement un équipement de transport, mais un véritable levier de politique économique15.
Bockel explique : “s’il n’y avait pas eu cette intuition de tram-train, il n’y aurait jamais eu de tramway à Mulhouse !”16. Le projet génira 900 emplois pendant deux ans, avec 50% de nouvelles embauches18. Philippe Maitreau, adjoint chargé du développement économique, soulignait l’aubaine pour ce bassin d’emploi le plus touché par le chômage en Alsace18.
Stratégie métropolitaine et intercommunalité
Bockel créa Mulhouse Alsace Agglomération (M2A), dont il devint président, développant une approche métropolitaine du développement économique. Cette vision dépassait les logiques communales traditionnelles pour structurer un territoire économique cohérent.
Le tram-train permit de restructurer l’espace public et de lancer d’autres projets comme celui de la Porte Jeune, créant un effet d’entraînement sur l’ensemble de l’économie urbaine15.
Jean Rottner : la transition vers l’économie moderne (2010-2017)
Projets de modernisation économique
Jean Rottner lança plusieurs chantiers économiques majeurs : Mulhouse Grand Centre pour redynamiser le centre-ville, Mulhouse Diagonales pour redonner place à la nature en ville, et le développement du numérique19.
En tant que président de la région Grand-Est, Rottner développa une vision économique macro-territoriale, s’appuyant sur les investissements industriels (la région Grand-Est étant première région française en la matière)20.
Gestion de crise et résilience économique
Rottner, médecin urgentiste, apporta une approche de gestion de crise à l’économie locale. Lors de la pandémie de Covid-19, il souligna l’importance de l’adaptation économique et de la coopération entre État et collectivités locales19.
Michèle Lutz : la réindustrialisation et l’économie du futur (depuis 2017)
Stratégie de réindustrialisation
Michèle Lutz, première femme maire de Mulhouse, développe une politique économique axée sur la réindustrialisation. Elle déclare : “Nous sommes les premiers à vouloir réindustrialiser nos territoires”21.
Sa stratégie s’appuie sur l’industrie 4.0 et la transition écologique. Le développement du quartier Fonderie illustre cette approche : reconversion de l’ancienne SACM en écosystème industriel et technologique22.
Soutien aux entreprises et innovation
Face à la crise sanitaire, Lutz mit en place des mesures de soutien économique concrètes : stationnement gratuit, annulation des loyers des commerçants, suppression des droits de terrasse, cagnotte de bons d’achat représentant plus de 600 000 euros d’injection dans l’économie locale23.
Elle co-préside la commission “Économie des territoires” de France urbaine, développant une vision de coopération territoriale pour la réindustrialisation21.
L’évolution des modèles économiques municipaux
Du paternalisme industriel à l’économie de l’innovation
L’évolution économique de Mulhouse sous l’impulsion de ses maires révèle plusieurs modèles :
- Modèle industriel paternaliste (Koechlin, fabricantocratie) : innovation technologique + responsabilité sociale patronale
- Modèle technocratique (Hack) : rationalisation administrative et planification urbaine
- Modèle social-démocrate (Wicky) : économie sociale et travaux publics
- Modèle développementiste (Muller) : grands équipements et aménagement urbain
- Modèle métropolitain (Bockel) : projets structurants et intercommunalité
- Modèle territorial (Rottner) : approche régionale et gestion de crise
- Modèle de transition (Lutz) : réindustrialisation et économie 4.0
Permanences et mutations
Certaines constantes traversent l’histoire économique mulhousienne : l’innovation (des premières machines textiles au tram-train), l’ouverture internationale (relations transfrontalières avec la Suisse et l’Allemagne2425), et la capacité d’adaptation aux contextes économiques.
La ville développe aujourd’hui un écosystème économique diversifié : Technopole Mulhouse créé en 198926, campus universitaire de la Fonderie22, Technocentre pour l’industrie du futur27, et développement transfrontalier28 avec l’Allemagne en situation de quasi plein emploi.
L’histoire économique de Mulhouse illustre ainsi comment les maires, par leurs visions et leurs projets, ont orienté les transitions économiques de la ville, de l’industrialisation du XIXe siècle aux défis de la réindustrialisation 4.0 contemporaine.Les différents maires de Mulhouse et leur influence sur la politique de la ville
